vendredi 25 mars 2011

Samir, le fou du village

le_fou_5_by_takkartwork

J’aimerais par ce texte rendre hommage à un personnage qui m’a marqué dans mon enfance et dont je viens d’apprendre la mort, happé par une voiture folle. Dans ma petite ville natale, Samir était de loin le fou le plus célèbre. Enfant, il était un simple d’esprit et trop niais, il ne pouvait de toute évidence échapper à la raillerie et aux bastonnades que lui réservaient les garçons du voisinage et même parfois les adultes. On dit que depuis qu’il a perdu son œil par un jet de pierre qui lui était destiné, Samir devint fou. Certains disent qu’en jouant avec les amis du quartier, il s’aventura dans une maison abandonnée et tomba dans le puits et depuis, il était devenu fou parce que les jnouns du puits se sont emparés de son esprit.

Il faut dire que le terme folklorique de fou recouvre bien des maladies mentales auxquelles l’imaginaire collectif ne pouvait que réserver aversion, hantise par des djinns et superstition. Ainsi, le fou est de tout temps un personnage public de par son errance quotidienne dans les rues et avenues et de par sa marginalité qui lui confisque le droit d’être un individu et d’aspirer au respect. Le regard collectif porté à ce personnage public oscille entre la vision divertissante d’un clown avec ses mimiques et ses paroles enfantines, d’une part, et un transfert sadique lui conférant le rôle de souffre-douleur, d’autre part. Pour cette dernière fonction, l’humain n’innove pas. Faut-il rappeler que chez les singes bonobos, il existe toujours au sein du groupe un souffre-douleur que tout le monde frappe et agresse afin d’expier un mal, de canaliser une agressivité instinctive que même les fréquents rapports sexuels ne sauraient contenter? Sauf qu’il existe des différences notables entre les bonobos et les humains, les premiers sont beaucoup moins frustrés sexuellement et donc moins enclins à l’agressivité.

Le problème de Samir c’est qu’il était non seulement un souffre-douleur sur qui les gamins s’amusaient à jeter des pierres et que les adultes giflaient de temps à autre en ricanant, mais il était aussi vu comme une menace phallique potentielle du fait de l’absence chez lui de tout sens de la moralité. Il lui arrivait d’exhiber ses parties génitales aux jeunes femmes qui travaillaient dans les usines de textile.

J’ouvre une parenthèse ici, non pas pour parler de la loi 72, mais d’un article (plutôt d’une expectoration tuberculeuse, d’une logorrhée lépreuse). Publiée ici sur Facebook, le canal des journalistes et chroniqueurs ratés, cette logorrhée ou expectoration, appelez-la comme bon vous semble, dont l’auteur appelle explicitement à la lapidation de ceux qui osent remettre en question l’identité arabo-musulmane immuable, me fait penser à la position de Samir et du groupe d’enfants qui lui jettent des pierres. Dans l’hypophyse (car je présume qu’il pense avec son hypophyse) de cet homme qui visiblement est tunisien, travaille à Aljazeera, écrit des livres et est affilié au parti politico-religieux Ennahdha, se trouve logée la même image du marginal qui, par sa folie (demander à changer l’identité du pays est une folie, mais à ma connaissance personne n’a fait cette demande) doit être lapidé. Enfant, ce brillant journaliste a dû se livrer à l’exercice du jet de pierre sur le fou de son village et aujourd’hui encore, il est resté bloqué au stade anal sadique de l’enfance (l’enfant à ce stade défèque pour faire chier les adultes et y tire son plaisir érotique). Parenthèses fermées.

Enfant, on me disait de fuir Samir le fou parce qu’il courait derrière les enfants. J’ai même eu l’occasion de vivre cette situation. De loin, mes amis et moi vîmes surgir Samir. Premier réflexe d’enfants qui n’avaient pas encore atteint l’âge où ils surmontaient leur phobie non plus en fuyant, mais en jetant des pierres sur le fou, nous prîmes nos jambes à notre cou. Instantanément, Samir se mit à courir derrière nous et plus nous courions et nous criions, plus le fou accélérait et hurlait. Je compris plus tard que si Samir courait derrière les enfants, c’était juste par imitation. En effet, se sentant encore enfant, dans un corps d’homme, Samir pensait que les enfants, en le fuyant, voulaient jouer à cache-cache avec lui. La preuve en est que Samir parlait tel un enfant et conjuguait les verbes comme le font les enfants. D’ailleurs, son parler était source de raillerie pour tout le monde y compris pour les enfants eux-mêmes qui trouvaient drôle le fait qu’un adulte parlât comme eux.

J’ai assisté à la déchéance physique et mentale de Samir le fou. Regardant de travers parce que borgne, son dos finit par se courber et les multiples agressions et accidents qu’il subit (il a déjà été happé plusieurs fois par des voitures) le contraignirent à boiter. Je le vis pour la dernière fois il y a à peu près dix ans, il avait perdu presque toutes ses dents et sa vivacité d’esprit avec. Il était devenu une loque humaine et même les gens qui le prenaient pour le clown divertissant commençaient à le chasser car trop laid, trop absent pour communiquer ses réflexions absurdes et faire ainsi rire l’assistance. Ses yeux étaient absents et son esprit aussi probablement. Ses ricanements enfantins et bruyants laissèrent place à un silence lourd et son dos, à force de porter les fardeaux d’une société frustrée dans sa libido et satisfaite de sa normativité, s’était courbé encore plus. Et voilà qu’une voiture acheva les souffrances de ce fou-sage qui nous trouvait peut-être aussi pathétiques que des bonobos en abstinence.

5 commentaires:

  1. Quel beau texte! Les fous des quartiers et des villages leurs donnent une âme, ils sont souvent le miroir de la propre folie de ses habitants. Le nôtre était muet,sosie de Bernardo le fidèle ami de Zorro. Il est devenu alcoolique à force de se faire payer des pastis sans réellement savoir et pouvoir dire non au mépris des mépris, ou au désir de vengeance sur la vie, des connards en tout genre qui se croyaient, eux, dotés d'une intelligence.

    RépondreSupprimer
  2. Réponses
    1. Merci Salma Soltana. Je viens de relire, grâce à toi, ce vieux texte.

      Supprimer
  3. N etait ce peut etre pas un suicide?

    RépondreSupprimer