dimanche 31 octobre 2010

Calypso le chien

© DE TESSIERES

Calypso le chien d’André profite de sa liberté pour faire quelques pas de course, tantôt en trottant, tantôt en dévalant la petite pente du parc public qui longe la rivière rideau du côté sud d’Ottawa. André regarde son chien avec beaucoup d’affection et se dit dans son lobe temporal que le bonheur de Calypso le chien fait le sien. Calypso s’approche des jonquilles en pleine éclosion, s’accroupit et commence à expulser, par petits boudins qui serpentent, la nourriture du magasin bio pour animaux domestiques.



André trouve que calypso, depuis qu’il s’est mis à un régime bio strict se porte mieux, pète le feu et paraît même moins stressé et moins déprimé que durant les derniers mois. Le nouveau régime coûte plus cher certes, mais André le fonctionnaire fédéral n’a que sa personne et son chien à entretenir. Au pire, il essaiera de serrer la ceinture en laissant tomber son envie d’avoir une nouvelle monture pour ses lunettes. Après tout, c’est un luxe et les anciennes sont encore bonnes. Ces dernières, André les a achetées lors de sa visite qui remonte à 6 ans à sa sœur, à l’occasion de la première année de la mort de leur mère. Sa sœur est restée dans le village natal de St-André de Viaux le Mont. Mais André a très tôt quitté le cocon familial pour aller étudier l’administration à l’Université d’Ottawa dans un programme bilingue en vue d’obtenir un boulot au fédéral. Aujourd’hui, André occupe un bon poste de fonctionnaire, travaille 7 heures par jour, cinq jours par semaine et, tous les soirs après le diner qu’il a l’habitude de prendre à 6h tapante, il sort promener son chien, hiver comme été, beau temps comme mauvais.



Les dimanches, André met son survêtement et, accompagné de Calypso le chien caniche, il esquisse des pas de course le long de la rivière rideau en pensant à sa retraite qu’il mérite d’avoir dans 10 ans, après des années passées à rédiger des rapports, envoyer des mails, assister à des réunions, etc. Il se dit qu’il ira dans le Sud, en Floride où il aimerait acheter un petit appartement en bord de mer et regarder ainsi les belles femmes toutes bronzées et dont le corps, huilé, se tortille langoureusement dans le petit bikini qui laisse voir plus qu’il ne cache. Le plaisir d’André, après de multiples échecs avec Ève est désormais de regarder les belles passer et de laisser trotter ses fantasmes avant d’expulser, par petits jets qui coulent avec l’eau du bain, sa fertilité. André se dit qu’il n’a pas de chance avec les femmes et préfère se réfugier dans son parc imaginaire et reconstruire un monde meilleur, un paradis retrouvé qu’il peut façonner à sa manière et contrôler comme bon lui semble. Cette solution est plus confortable et lui évite d’être maladroit à chaque fois qu’il se retrouve devant une femme. Il a tout essayé, aller aux réceptions du ministère, s’inscrire sur les sites de rencontre, il est même allé jusqu’en Ukraine pour rencontrer une femme avec qui il a correspondu et surtout tchatté, mais une fois là-bas, la femme, voyant venir un homme dodu et trapu, au teint rougeâtre et au bide enceint, lui posa quelques questions sur sa situation financière. Comme elle était en correspondance avec un autre Canadien qui était, lui, dans les affaires, elle déclina l’offre. André revint bredouille et décida de fermer la porte derrière lui à toute relation. Depuis l’école secondaire, il ne fait qu’accumuler les échecs avec la gent féminine. Il ne peut pas se tenir correctement devant une fille à cause de sa timidité maladive. Ou il se tait complètement ou il essaie de provoquer l’autre avec des insinuations maladroites au sexe, ce qui contraste grotesquement avec sa gêne accaparante. Ses camarades de classe le mettaient à l’écart et le croyaient homosexuel.



Calypso revient vers son maître tout content et ce dernier sort un petit sac en plastique transparent de sa poche et ramasse l’excrément du caniche blanc frisé. La balade touche à sa fin, André incite son chien à partir et ce dernier, déçu de devoir laisser son paradis et de retrouver un espace clos, traîne les pattes.



En attendant le signal des piétons pour traverser la route, Calypso accélère soudainement et dépasse son maître pour aller se jeter devant une grosse voiture grise laquelle, par chance, s’est arrêtée à temps. Un vieux prêtre regarde André de la fenêtre de sa voiture et s’adresse à lui sur un ton paternaliste en lui demandant de faire plus attention dorénavant. André est atterré et demeure figé. Il ne revient à lui que lorsque Calypso le presse de marcher. Depuis cet incident, le maître a du mal à dormir, il sombre dans une espèce de mélancolie mystérieuse, s’absente de la plupart des réunions, prend souvent des congés maladie et invente toute sorte d’excuses pour rester chez lui sans voir ni parler à personne. Il est constamment pensif, il a désormais un regard perdu et même ses fantasmes ont disparu. Il sort de moins en moins le chien qui déprime à son tour.



En allant au magasin bio pour animaux domestiques, André passe à la pharmacie où il achète une fiole d’éther. Une fois chez lui, il range la fiole dans un endroit sûr et donne la nourriture fraîchement achetée à son chien. En regardant manger celui-ci, le fonctionnaire fédéral éprouve une immense tristesse et faille éclater en sanglots. Calypso, ne se rendant compte de rien, continue à manger en remuant la queue. Le soir venu, André qui avait noté d’Internet une adresse sur un bout de papier, après avoir passé plus d’une heure à effectuer des recherches, prend sa fiole, met la laisse à son chien, s’habille tout en noir et sort. Il dirige sa voiture vers une destination inhabituelle et Calypso, devant le silence bizarre de son maître, pousse quelques gémissements. André le fonctionnaire du fédéral quinquagénaire ne le regarde pas et semble fixer un point abstrait. Après une demi-heure de route, il arrive dans une banlieue, stationne derrière une grosse voiture grise et devant l’église d’un quartier pauvre et descend sans Calypso. Il ressort de l’église un quart d’heure plus tard tout tremblant, prend le volant et retourne à la maison où il applique un mouchoir trempé d’éther sur la gueule du chien, puis lui met un sac en plastique transparent sur la tête et le ferme jusqu’à ce que le chien ne respire plus. Il prend aussitôt le même sac et se le met sur la tête, prend bien soin de l’enfermer au niveau du cou et après quelques minutes, et beaucoup de soubresauts, il se calme.



Les journalistes ont de quoi remplir leurs agendas et l’affaire a pris des proportions nationales. La police, après enquête, a vite fait le lien et établi que le prêtre, retrouvé mort étouffé dans son église, professait dans l’église du village où est né André.